sábado, 10 de maio de 2008

Introduction de L’homme révolté




Albert CAMUS
À Jean Grenier

Et ouvertement je vouai mon cœur à la terre grave et souffrante, et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité, et de ne mépriser aucune de ses énigmes. Ainsi, je me liai à elle d’un lien mortel.
- Holderlin, La Mort d’Empédocle



Introduction : L’absurde et le meurtre

Il y a des crimes de passion et des crimes de logique. Le Code pénal les distingue, assez commodément, par la préméditation. Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l’excuse de l’amour. Ils sont adultes, au contraire, et leur alibi est irréfutable : c’est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges.
Heathcliff, dans Les Hauts de Hurlevent, tuerait la terre entière pour posséder Cathie, mais il n’aurait pas l’idée de dire que ce meurtre est raisonnable ou justifié pas un système. Il l’accomplirait, là s’arrête toute sa croyance. Cela suppose la force de l’amour, et le caractère. La force d’amour étant rare, le meurtre reste exceptionnel et garde alors son air d’effraction. Mais à partir du moment où, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dès l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il fait la loi aujourd’hui.
On ne s’en indignera pas ici. Le propos de cet essai est une fois de plus d’accepter la réalité du moment, qui est le crime logique, et d’en examiner précisément les justifications : ceci est un effort pour comprendre mon temps. On estimera peut-être qu’une époque qui, en cinquante ans, déracine, asservit ou tue soixante-dix millions d’êtres humains doit seulement, et d’abord, être jugée. Encore faut-il que sa culpabilité soit comprise. Aux temps naïfs où le tyran rasait des villes pour sa plus grande gloire, où l’esclave enchaîné au char du vainqueur défilait dans les villes en fête, où l’ennemi était jeté aux bêtes devant le peuple assemblé, devant des crimes si candides, la conscience pouvait être ferme, et le jugement clair. Mais les camps d’esclaves sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l’amour de l’homme ou le goût de la surhumanité, désemparent, en un sens, le jugement. Le jour où le crime se pare des dépouilles de l’innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c’est l’innocence qui est sommée de fournir ses justifications. L’ambition de cet essai serait d’accepter et d’examiner cet étrange défi.
Il s’agit de savoir si l’innocence, à partir du moment où elle agit, ne peut s’empêcher de tuer. Nous ne pouvons agir que dans le moment qui est le nôtre, parmi les hommes qui nous entourent. Nous ne saurons tant que nous ne saurons pas si nous avons le droit de tuer cet autre devant nous ou de consentir qu’il soit tué. Puisque toute action aujourd’hui débouche sur le meurtre, direct ou indirect, nous ne pouvons pas agir avant de savoir si, et pourquoi, nous devons donner la mort.
L’important n’est donc pas encore de remonter à la racine des choses, mais, le monde étant ce qu’il est, de savoir comment s’y conduire. Au temps de la négation, il pouvait être utile de s’interroger sur le problème du suicide. Au temps des idéologies, il faut se mettre en règle avec le meurtre. Si le meurtre à ses raisons, notre époque et nous-même sommes dans la conséquence. S’il ne les a pas, nous sommes dans la folie et il n’y a pas d’autre issue que de retrouver une conséquence ou de se détourner. Il nous revient, en tout cas, de répondre clairement à la question qui nous est posée, dans le sang et les clameurs du siècle. Car nous sommes à la question. Il y a trente ans, avant de se décider à tuer, on avait beaucoup nié, au point de se nier par le suicide. Dieu triche, tout le monde avec lui, et moi-même, donc je meurs : le suicide était la question. L’idéologie, aujourd’hui, ne nie plus que les autres, seuls tricheurs. C’est alors qu’on tue. A chaque aube, des assassins chamarrés se glissent dans une cellule : le meurtre est la question.
Les deux raisonnements se tiennent. Ils nous tiennent plutôt, et de façon si serrée que nous ne pouvons plus choisir nos problèmes. Ils nous choisissent, l’un après l’autre. Acceptons d’être choisis. Cet essai se propose de poursuivre, devant le meurtre et la révolte, une réflexion commencée autour du suicide et de la notion d’absurde.
Mais cette réflexion, pour le moment, ne nous fournit qu’une seule notion, celle de l’absurde. A son tour, celle-ci ne nous apporte rien qu’une contradiction en ce qui concerne le meurtre. Le sentiment de l’absurde, quand on prétend d’abord en tirer une règle d’action, rend le meurtre au moins indifférent et, par conséquent, possible. Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. Point de pour ni de contre, l’assassin n’a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires comme on peut aussi se dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice.
On décidera alors de ne pas agir, ce qui revient au moins à accepter le meurtre d’autrui, sauf à déplorer harmonieusement l’imperfection des hommes. On imaginera encore de remplacer l’action par le dilettantisme tragique et, dans ce cas, la vie humaine n’est qu’un enjeu. On peut enfin se proposer d’entreprendre une action qui ne soit pas gratuite. Dans ce dernier cas, faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant ni vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors de sera plus partagé en justes et injustes, mais en maîtres et esclaves. Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, au cœur de la négation et du nihilisme, le meurtre a sa place privilégiée.
Si donc nous prétendons nous installer dans l’attitude absurde, nous devons nous préparer à tuer, donnant ainsi le pas à la logique sur des scrupules que nous estimerons illusoires. Bien entendu, il y faudrait quelques dispositions. Mais, en somme, moins qu’on ne croit, si l’on en juge par l’expérience. Du reste, il est toujours possible, comme cela se voit ordinairement, de faire tuer. Tout serait donc réglé au nom de la logique si la logique y trouvait vraiment son compte.
Mais la logique ne peut trouver son compte dans une attitude qui lui fait apercevoir tour à tour que le meurtre est possible et impossible. Car, après avoir rendu au moins indifférent l’acte de tuer, l’analyse absurde, dans la plus importante de ses conséquences, finit par le condamner. La conclusion dernière du raisonnement absurde est, en effet, le rejet du suicide et le maintient de cette confrontation désespérée entre l’interrogation humaine et le silence du monde
[i]. Le suicide signifierait la fin de cette confrontation et le raisonnement absurde considère qu’il ne pourrait y souscrire qu’en niant ses propres prémisses. Une telle conclusion, selon lui, serait fuite ou délivrance. Mais il est clair que, du même coup, ce raisonnement admet la vie comme le seul bien nécessaire puisqu’elle permet précisément cette confrontation et que, sans elle, le pari absurde n’aurait pas de support. Pour dire que la vie est absurde, la conscience a besoin d’être vivant. Comment, sans une concession remarquable au goût du confort, conserver pour soi le bénéfice exclusif d’un tel raisonnement ? Dès l’instant où ce bien est reconnu comme tel, il est celui de tous les hommes. On ne peut donner une cohérence au meurtre si on la refuse au suicide. Un esprit pénétré de l’idée d’absurde admet sans doute le meurtre de fatalité; il ne saurait accepter le meurtre de raisonnement. Vis-à-vis de la confrontation, meurtre et suicide sont une même chose, qu’il faut prendre ou rejeter ensemble.
Aussi bien, le nihilisme absolu, celui qui accepte de légitimer le suicide, court plus facilement encore au meurtre logique. Si notre temps admet aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme. Il y a eu sans doute des époques où la passion de vivre était si forte qu’elle éclatait comme la brûlure d’une jouissance terrible. Ils n’étaient pas cet ordre monotone, instauré par une logique besogneuse aux yeux de laquelle tout s’égalise. Cette logique a poussé les valeurs de suicide dont notre temps s’est nourri jusqu’à leur conséquence extrême qui est le meurtre légitimé. Du même coup, elle culmine dans le suicide collectif. La démonstration la plus éclatante a été fournie par l’apocalypse hitlérienne de 1945. Se détruire n’était rien pour les fous qui se préparaient dans des terriers une mort d’apothéose. L’essentiel était de ne pas se détruire seul et d’entraîner tout un monde avec soi. D’une certaine manière, l’homme qui se tue dans la solitude préserve encore une valeur puisque, apparemment, il ne se reconnaît pas de droits sur la vie des autres. La preuve en est qu’il n’utilise jamais, pour dominer autrui, la terrible force et la liberté que lui donne sa décision de mourir, tout suicide solitaire, lorsqu’il n’est pas de ressentiment, est, en quelque endroit, généreux ou méprisant. Mais on méprise au nom de quelque chose. Si le monde est indifférent au suicidé, c’est que celui-ci a une idée de ce qui ne lui est pas ou pourrait ne pas lui être indifférent. On croit tout détruire et tout emporter avec soi, mais de cette mort même renaît une valeur qui, peut-être, aurait mérité qu’on vécût. La négation absolue n’est donc pas épuisée par le suicide. Elle ne peur l’être que par la destruction absolue, de soi et des autres. On ne peur la vivre, au moins, qu’en tendant vers cette délectable limite. Suicide et meurtre sont ici deux faces d’un même ordre, celui d’une intelligence malheureuse qui préfère à la souffrance d’une condition limitée la noire exaltation où terre et ciel s’anéantissent.
De la même manière, si l’on refuse ses raisons au suicide, il n’est pas possible d’en donner au meurtre. On n’est pas nihiliste à demi. Le raisonnement absurde ne peut pas à la fois préserver la vie de celui qui parle et accepter le sacrifice des autres. A partir du moment où l’on reconnaît l’impossibilité de la négation absolue, et c’est la reconnaître que de vivre de quelque manière, la première chose qui ne se puisse nier c’est la vie d’autrui. Ainsi, la même notion qui nous laissait croire que le meurtre était indifférent lui ôte ensuite ses justifications ; nous retournons dans la condition illégitime dont nous avons essayé de sortir. Pratiquement, un tel raisonnement nous assure en même temps qu’on peut et qu’on ne peut pas tuer. Il nous abandonne dans la contradiction, sans rien qui ne puisse empêcher le meurtre ou le légitimer, menaçants et menacés, entraînés par toute une époque enfiévrée de nihilisme, et dans la solitude cependant, les armes à la main et la gorge serrée.
Mais cette contradiction essentielle ne peur manquer de se présenter avec une foule d’autres à partir du moment où l’on prétend se maintenir dans l’absurde, négligeant son vrai caractère qui est d’être un passage vécu, un point de départ, l’équivalent, en existence, du doute méthodique de Descartes. L’absurde en lui-même est contradiction.
Il l’est dans son contenu puisqu’il exclut les jugements de valeur en voulant maintenir la vie, alors que vivre est en soi un jugement de valeur. Respirer, c’est juger. Il est sûrement faux de dire que la vie est un choix perpétuel. Mais il est vrai que l’on ne peut imaginer une vie privée de tout choix. De ce simple point de vue, la position absurde, en acte, est inimaginable. Elle est inimaginable aussi dans son expression. Toute philosophie de la non-signification vit sur une contradiction du fait même qu’elle s’exprime. Elle donne par là un minimum de cohérence à l’incohérence, elle introduit de la conséquence dans ce qui, à l’en croire, n’a pas de suite. Parler répare. La seule attitude cohérente fondée sur la non-signification serait le silence, si le silence à son tour ne signifiait. L’absurdité parfaite essaie d’être muette. Si elle parle, c’est qu’elle se complaît ou, comme nous le verrons, qu’elle s’estime provisoire. Cette complaisance, cette considération de soi, marque bien l’équivoque profonde de la position absurde. D’une certaine manière, l’absurde qui prétend exprimer l’homme dans sa solitude le fait vivre devant un miroir. Le déchirement initial risque alors de devenir confortable. La plaie qu’on gratte avec tant de sollicitude finit par donner du plaisir.
Les grands aventuriers de l’absurde ne nous ont pas manqué. Mais, finalement, leur grandeur se mesure à ce qu’ils ont refusé les complaisances de l’absurde pour n’en garder que les exigences. Ils détruisent pour le plus, non pour le moins. « Ceux-là sont mes ennemis, dit Nietzsche, qui veulent renverser, et non pas se créer eux-mêmes. » Lui renverse, mais pour tenter de créer. Et il exalte la probité, fustigeant les jouisseurs « au groin de porc ». Pour fuir la complaisance le raisonnement absurde trouve alors le renoncement. Il refuse la dispersion et débouche dans un dénuement arbitraire, un parti pris de silence, l’étrange ascèse de la révolte. Rimbaud, qui chante « le joli crime piaulant dans la boue de la rue », court à Harrar pour se plaindre seulement d’y vivre sans famille. La vie était pour lui « une farce à mener par tous ». Mais, à l’heure de la mort, le voilà qui crie vers sa sœur : « J’irai sous la terre et, toi, tu marcheras dans le soleil ! »
L’absurde, considéré comme règle de vie, est donc contradictoire. Quoi d’étonnant à ce qu’il ne nous fournisse pas les valeurs qui décideraient pour nous de la légitimité du meurtre ? Il n’est pas possible, d’ailleurs, de fonder une attitude sur une émotion privilégiée. Le sentiment de l’absurde est un sentiment parmi d’autres. Qu’il ait donné sa couleur à tant de pensées et d’actions entre les deux guerres prouve seulement sa puissance et sa légitimité. Mais l’intensité d’un sentiment n’entraîne pas qu’il soit universel. L’erreur de toute une époque a été d’énoncer, ou de supposer énoncées, des règles générales d’action à partir d’une émotion désespérée, dont le mouvement propre, en tant qu’émotion, était de se dépasser. Les grandes souffrances, comme les grands bonheurs, peuvent être au début d’un raisonnement. Ce sont des intercesseurs. Mais on ne saurait les retrouver et les maintenir tout au long de ces raisonnements. Si donc il était légitime de tenir compte de la sensibilité absurde, de faire le diagnostic d’un mal tel qu’on le trouve en soi et chez les autres, il est impossible de voir dans cette sensibilité, et dans le nihilisme qu’elle suppose, rien d’autre qu’un point de départ, une critique vécue, l’équivalent, sur le plan de l’existence, du doute systématique. Après quoi, il faut briser les jeux fixes du miroir et entrer dans le mouvement irrésistible par lequel l’absurde se dépasse lui-même.
Le miroir brisé, il ne reste rien qui puisse nous servir pour répondre aux questions du siècle. L’absurde, comme le doute méthodique, a fait table rase. Il nous laisse dans l’impasse. Mais, comme le doute, il peut, en revenant sur lui, orienter une nouvelle recherche. Le raisonnement se poursuit alors de la même façon. Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri et il me faut au moins croire à ma protestation. La première et la seule évidence qui me soit ainsi donnée, à l’intérieur de l’expérience absurde, est la révolte. Privé de toute science, pressé de tuer ou de consentir qu’on tue, je ne dispose que de cette évidence qui se renforce encore du déchirement où je me trouve. La révolte naît du spectacle de la déraison, devant une condition injuste et incompréhensible. Mais son élan aveugle revendique l’ordre au milieu du chaos et l’unité au cœur même de ce qui fuit et disparaît. Elle crie, elle exige, elle veut que le scandale cesse et que se fixe enfin ce qui jusqu’ici s’écrivait sans trêve sur la mer. Mais transformer, c’est agir, et agir, demain, sera tuer alors qu’elle ne sait pas si le meurtre est légitime. Elle engendre justement les actions qu’on lui demande de légitimer. Il faut donc bien que la révolte tire ses raisons d’elle-même, puisqu’elle ne peut les tirer de rien d’autre. Il faut qu’elle consente à s’examiner pour apprendre à se conduire.
Deux siècles de révolte, métaphysique ou historique, s’offrent justement à notre réflexion. Un historien, seul, pourrait prétendre à exposer en détail les doctrines et les mouvements qui s’y succèdent. Du moins, il doit être possible d’y chercher un fil conducteur. Les pages qui suivent proposent seulement quelques repères historiques et une hypothèse n’est pas la seule possible ; elle est loin, d’ailleurs, de tout éclairer. Mais elle explique, en partie, la direction et, presque entièrement, la démesure de notre temps. L’histoire prodigieuse qui est évoquée ici est l’histoire de l’orgueil européen.
La révolte, en tout cas, ne pouvait nous fournir ses raisons qu’au terme d’une enquête sur ses attitudes, ses prétentions et ses conquêtes. Dans ses œuvres se trouvent peut-être la règle d’action que l’absurde n’a pu nous donner, une indication au moins sur le droit ou le devoir de tuer, l’espoir enfin d’une création. L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. La question est de savoir si ce refus ne peut l’amener qu’à la destruction des autres et de lui-même, si toute révolte doit s’achever en justification du meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le principe d’une culpabilité raisonnable.
[i] Voir Le Mythe de sisyphe. N.R.F.

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