Philippe Roger, auteur d’un essai sur Roland Barthes, a retracé ce texte oublié de l’écrivain. Il fut publié en 1942 dans une revue d’étudiants. Roland Barthes avait alors vingt-sept ans.
Note du Monde, vendredi 4 avril 1986.
De tous les genres littéraires, la tragédie est celui qui marque le plus un siècle, lui donne le plus de dignité et de profondeur. Les époques flamboyantes, indiscutées, sont les époques tragiques: cinquième siècle athénien, siècle élisabéthain, dix-septième siècle français. Hors de ces siècles, la tragédie — dans ses formes constituées — se tait. Que se passait-il donc à ces époques, dans ces pays, pour que la tragédie y fût possible, facile même? Car le terrain paraît y avoir été si fécond que les auteurs tragiques y naissaient par grappes, s’appelant les uns les autres. On sent bien qu’une telle connexion entre la qualité du siècle et sa production tragique n’est pas arbitraire. C’est qu’en réalité ces siècles étaient des siècles de culture.
Mais ici, il nous faut définir la culture non pas comme l’effort d’acquisition d’un plus grand savoir, ni même comme l’entretien fervent d’un patrimoine spirituel, mais avant tout, selon Nietzsche, comme « l’unité du style artistique dans toutes les manifestations vitales d’un peuple ».
Ainsi comprendra-t-on qu’aux grandes époques tragiques, l’effort des génies et du public portait non pas tellement sur l’enrichissement des connaissances et des expériences que sur un dépouillement toujours plus rigoureux de l’accessoire, la recherche d’une unité de style dans les œuvres de l’esprit. Il fallait obtenir et donner du monde une vision avant tout harmonieuse — mais non pas nécessairement sereine, — c’est à dire abandonner volontairement un certain nombre de nuances, de curiosités, de possibilités, pour présenter l’énigme humaine dans sa maigreur essentielle.
Cette définition permet de penser que la tragédie est la plus parfaite, la plus difficile expression de la culture d’un peuple, c’est-à-dire, encore une fois, de son aptitude à introduire le style là où la vie ne présente que richesses confuses et désordonnées. La tragédie est la plus grande école de style ; elle apprend plus à interpréter le drame humain qu’à le représenter, plus à le mériter qu’à le subir. Dans les grandes époques de la tragédie, l’humanité sut trouver une vision tragique de l’existence et, pour une fois peut-être, ce ne fut pas le théâtre qui imita la vie, mais la vie qui reçut du théâtre une dignité et un style véritablement grands. Ainsi, dans ces époques, par cet échange mutuel de la scène et du monde, se trouva réalisée l’unité de style, qui, selon Nietzsche, définit la culture. Pour mériter la tragédie, il faut que l’âme collective du public ait atteint un certain degré de culture, c’est-à-dire non pas de savoir, mais de style.
Des masses corrompues par une fausse culture peuvent sentir dans le destin qui les accable le poids du drame ; elles se complaisent dans l’étalage du drame, et poussent ce sentiment jusqu’à mettre du drame jusque dans les plus petits incidents de leur vie. Elles aiment, dans le drame, l’occasion d’un débordement d’égoïsme qui permet de s’apitoyer indéfiniment sur les plus petites particularités de leur propre malheur, de broder avec pathétique sur l’existence d’une injustice supérieure, qui écarte bien à propos toute responsabilité.
En ce sens la tragédie s’oppose au drame ; elle est un genre aristocratique qui suppose une haute compréhension de l’univers, une clarté profonde sur l’essence de l’homme. Les tragédies du théâtre n’ont été possibles que dans des pays et à des époques où le public présentait un caractère éminemment aristocratique, soit par le rang social (dix-septième siècle), soit par une culture populaire originale (chez les Grecs du cinquième siècle). Si le drame (dont le genre décadent fut le mélodrame, et l’un s’éclaire bien par l’autre) procède par un surenchérissement toujours plus débordant sur les malheurs humains, souvent dans ce qu’ils ont de plus pusillanime, la tragédie, elle, n’est qu’un effort ardent pour dépouiller la souffrance de l’homme, la réduire à son essence irréductible, l’appuyer — en la stylisant dans une forme esthétique impeccable — sur le fondement premier du drame humain, présenté dans une nudité que seul l’art peut atteindre.
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La tragédie n’est pas tributaire de la vie ; c’est le sentiment tragique de la vie qui est tributaire de la tragédie. Voilà pourquoi les tragédies de théâtre n’ont pas suivi cette sorte d’évolution historique qui fait d’un stade premier sortir un stade second plus perfectionné, et ainsi de suite. Pour cela il eût fallu que la tragédie du théâtre épousât strictement la lente évolution des siècles, imitât la transformation des vies et des mentalités et, dans les époques de fausse culture, préférât se corrompre plutôt que de mourir. La tragédie ne l’a pas fait ; son histoire n’est qu’une succession de morts et de résurrections glorieuses. Elle peut décroître ou disparaître avec autant de sublime désinvolture qu’elle a paru : après Euripide, la tragédie se perd (en admettant qu’Euripide fût un vrai tragique, ce que n’a pas fait Nietzsche). Après Racine, il n’y a que des tragédies mortes, jusqu’à ce que naisse une nouvelle forme tragique — foncièrement distincte, souvent méconnaissable de la première.
Dans les tragédies du théâtre, l’intérêt n’est pas celui de la curiosité, comme dans les drames. Le public ne suit pas, haletant, les péripéties de l’histoire pour savoir quelle en sera l’issue. Dans les belles tragédies, le dénouement est toujours connu à l’avance ; il ne peut pas être autre que ce qu’il est : ni la puissance de l’homme ni même quelques fois celle du Dieu (et ceci est proprement tragique) ne peuvent améliorer ni modifier le sort du héros. Et pourtant l’âme du spectateur s’attache avec passion à la marche de la pièce. Pourquoi ?
C’est là le miracle de la tragédie ; il nous indique que notre enquête la plus intime ne va pas à l’issue des choses mais à leur pourquoi. Peu importe de savoir comment finira le monde, ce qu’il importe de savoir, c’est ce qu’il est, quel est son véritable sens — non point dans le Temps, puissance fort contestable et contestée, mais dans un univers immédiat, dépouillé des portes mêmes du Temps.
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De toutes les tragédies du théâtre, il se dégagerait alors la leçon suivante — s’il est vrai que l’art puisse jamais enseigner quelque chose : l’homme, ce demi-dieu, a pour marque distinctive dans l’univers sa pensée, son désir et son pouvoir de connaissance, source de richesses sensibles et de subtiles actions. Mais cette puissance élective de la pensée, en distrayant glorieusement l’homme du rythme universel des mondes, sans toutefois l’égaler à l’omnipotence divine, plonge l’âme humaine dans une souffrance indicible et inguérissable. C’est de cette souffrance qu’est formé le monde, notre monde, à nous, hommes.
La tragédie du théâtre nous enseigne à contempler cette souffrance dans la sanglante lumière qu’elle projette sur elle ; ou mieux encore, à approfondir cette souffrance, en la dépouillant, en l’épurant ; à nous plonger dans cette pure souffrance humaine, dont nous sommes charnellement et spirituellement pétris, afin de retrouver en elle non point notre raison d’être, ce qui serait criminel, mais notre essence dernière, et, avec elle, la pleine possession de notre destin d’homme. Nous aurons alors dominé la souffrance imposée et incomprise par la souffrance comprise et consentie ; et immédiatement la souffrance deviendra de la joie. Ainsi Œdipe roi, cœur en proie à la douleur rare d’avoir involontairement tué son père et épousé sa mère, parce qu’il accepte cette douleur sans cesser de la ressentir, parce qu’il la contemple et la médite sans essayer pourtant de s’en détacher, peu à peu se transfigure et rayonne, lui le criminel, d’un éclat surhumain quasi divin (dans Œdipe à Colone).
Sur les scènes grecques, les acteurs portaient des cothurnes qui les surélevaient au-dessus de la taille humaine. Pour que nous ayons le droit de voir la tragédie dans le monde, il faut aussi que ce monde chausse cothurnes et s’élève un peu plus haut que la médiocre coutume.
Tous les peuples, toutes les époques, ne sont pas également dignes de vivre une tragédie. Certes, le drame est généreusement dispensé à travers le monde. La tragédie y est plus rare, car elle n’existe pas à l’état spontané ; elle se crée avec de la souffrance et de l’art ; elle présuppose de la part du peuple une culture profonde, une communion de style entre la vie et l’art. Le propre du héros tragique, c’est qu’il maintient en lui, quand bien même il serait gratuit, « l’illustre acharnement de n’être pas vaincu » (Hugo).
Il faut donc une grande force d’héroïque résistance aux destins, ou, si l’on préfère, d’héroïque acceptation des destins pour pouvoir dire que ce qu’un homme ou un peuple crée dans la vie, c’est de la tragédie.
Ainsi notre époque, par exemple : elle est certainement douloureuse, dramatique même. Mais rien ne dit encore qu’elle soit tragique. Le drame se subit, mais la tragédie se mérite, comme tout ce qui est grand.
Philippe Roger, Roland Barthes, roman, Paris: Grasset, 1986.
Note de Philippe Roger au Monde: Ce texte, intitulé Culture et tragédie. Essais sur la culture, est répertorié dans la bibliographie de Communications, établie d’après le cahier répertoire tenu par Barthes lui-même, comme le premier jamais publié par l’écrivain. Le lieu de publication (Existences) est erroné: oubli ? Confusion ? Ce texte était donc considéré comme perdu. Une suite de hasards et de recoupements a permis d’en retrouver la trace dans les publications estudiantines du défunt COPAR. Dans ce numéro spécial du printemps 1942 des Cahiers de l’étudiant, la signature de Roland Barthes voisine, d’ailleurs, avec celles d’André Passeron, de Paul-Louis Mignon et d’Edgar Pisani. — Philippe Roger.
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