L'anarchisme individualiste de Max Stirner[1]
Introduction
Une conception individualiste de l'existence est-elle incompatible avec la nature sociale de l'être humain ?
La conception Du Moi égoïste chez Stirner se veut tellement radicale qu'elle se constitue comme une entité totalement indépendante dans sa création et dans ses rapports avec autrui. Autrui y est considéré comme une puissance antagoniste à ma puissance ou comme un moyen de parvenir à mes fins. Si nous interprétons la pensée de Stirner à la lettre nous nous retrouvons alors face à la conception hobbesienne de l'état de nature dans lequel l'homme est un loup pour l'homme .
Pourtant nous ne devons pas pour autant rejeter totalement cette pensée qui, si nous la replaçons dans son contexte historique et si nous la repensons à la lumière de nos connaissances actuelles, tant sur le plan de la philosophie que sur celui des sciences humaines, reste très riche.
Il nous faut d'abord remarquer que si l'égoïsme stirnerien est à ce point extrémiste, c'est qu'il occupe une position marginale relativement à la gauche hegelienne, comme le souligne Henry Arvon :
"L'égoïsme est la loi fondamentale de l'univers stirnerien. Le choix de cette valeur n'est pas fortuit, il est destiné à provoquer et à contredire la gauche hegelienne."[2]
Ainsi Stirner ne doit pas être considéré comme le constructeur d'une théorie qu'il faille suivre à la lettre, mais comme un moraliste dont le seul but est de conserver à l'individu son autonomie :
"Mais Stirner ne doit-il pas être regardé avant tout comme un moraliste ? Ce qui lui importe, c'est de nous sauver de la sclérose, de l'oppression subie, de la dépersonnalisation acceptée, de ce risque de dépossession perpétuellement présent du fait que nous sommes condamnés à nous "objectiver" et, par là même, à créer des forces qui aussitôt se retournent contre nous."[3]
1 Moi, l'égoïste, l'unique
La pensée de Stirner apparaît à une phase tout à fait particulière de la pensée allemande. Il succède aux post-hégélien dont le but est de séculariser la vie sociale pour l'arracher à la théologie et à l'idéalisme absolu de Hegel.
Stirner bien que critiquant ce courant des hégéliens de gauche va en être, en un certain sens, le continuateur, il cite de nombreuses fois dans L'unique et sa propriété Feuerbach et fera partie du cercle des hommes libres auquel appartenait Bruno Bauer.
Stirner est avant tout un antichrétien intransigeant qui va aller beaucoup plus loin dans sa critique de la religion que Feuerbach qui n'y voyait qu'une forme d'humanisme. Il va refuser toute conception religieuse de l'homme, mais aussi toute conception humaniste de la religion, seul pour lui existe l'individu autonome et égoïste. En cela Stirner est autant antihumaniste qu'il est antichrétien. Si pour Feuerbach Dieu n'est qu'un être imaginaire formé par tous les attributs de l'homme, l'homme feuerbachien n'est pour Stirner qu'un autre être imaginaire puisqu'il sépare l'individu de toutes ses particularités ; Stirner exprime d'ailleurs cette critique en ces termes :
"Celui qui rêve de l'homme perd de vue les personnes à mesure que s'étend sa rêverie, il nage en plein intérêt sacré, idéal. L'homme n'est pas une personne, mais un idéal, un fantôme."[4]
Stirner va donc refuser d'accorder une quelconque réalité à ce à quoi se réfère la notion d'homme générique chez Feuerbach et considérer que tout ce qui lui est attribué est un vol fait à l'individu.
La religion et l'humanisme ne sont pour Stirner que l'émanation de puissances supérieures que les hommes se sont créés et auxquelles ils sont aliénés.
Stirner va donc élaborer une critique des concepts d'état, de société et d'humanité en procédant à la critique du libéralisme, du socialisme et de l'humanisme, dans la mesure où il considère que l'individu ne peut être réduit à n'être que le rouage d'une machine, que celle-ci se nomme société, état ou humanité.
La question se pose cependant de savoir quelle est l'origine de cet individu, de ce Moi dont nous parle Stirner. Qui est-il et comment va-t-il combattre ces forces qui sont comme le dit Henry Arvon en dehors et au-dessus de lui.[5] ?
L'individu est avant tout pour Stirner le fruit du néant créateur , c'est-à-dire qu'il se crée lui-même à partir de rien, je suis en quelque sorte cause de moi ; Stirner écrit d'ailleurs dans l'introduction à L'unique et sa propriété :
"Je n'ai basé ma cause sur rien"
Introduction qui s'achève d'ailleurs par cette formule :
"Je ne suis pas rien dans le sens rien que vanité , mais je suis le rien créateur, le rien dont je tire tout."
Ce Moi dont Stirner nous parle va donc être beaucoup plus que l'individu ou qu'un Moi conceptuel comme celui de Fichte qu'il critique :
"Le Moi de Fichte est également un être extérieur et étranger à Moi, car ce moi est chacun et a seul des droits, de sorte qu'il est le moi et non Moi."
Ainsi ce Moi dont nous parle Stirner n'est pas un concept, c'est Moi, Max Stirner, Moi unique pour moi, ce que chaque individu est pour lui-même avec ses particularités. A tel point qu'il abandonnera à la fin de son livre la qualification d'égoïste qu'il donnait jusque là à son moi, mais qui reste cependant un concept :
"On dit de Dieu les noms ne te nomment pas . Cela est également juste de Moi ; aucun concept ne m'exprime, rien de ce qu'on donne comme mon essence ne m'épuise, ce ne sont que des noms."
Moi va donc être au centre de l'univers stirnerien et mon but va être de vivre selon un mode de vie égoïste fondé, non pas sur le droit, mais sur ma puissance. D'où le titre de son livre : L'unique et sa propriété, le seul moyen qui m'est donné d'acquérir mon autonomie et de m'approprier ce que je désire par ma puissance, par ma force :
"Tout m'appartient, je suis propriétaire de tout ce dont j'ai besoin."
Ce qui ne va pas sans rappeler la théorie du droit du plus fort exprimée par Calliclès dans le Gorgias de Platon, mais qui en fait en diffère beaucoup car pour Stirner il n'est pas question de justice ou d'injustice, ces mots ne sont que des mots, des concepts sans valeur, des fantômes. Il ne s'agit pas pour Stirner d'assouvir son désir de puissance en revendiquant sa supériorité sur la masse des individus et prenant le pouvoir politique. Stirner ne veut être ni maître, ni esclave et ne veut pas vivre au nom de l'immoralité, il veut simplement vivre dans une amoralité qui lui permettra de jouir pleinement de lui-même, d'atteindre ce qu'il nomme : ma jouissance de Moi .
"L'homme "moral" est nécessairement borné, en ce qu'il ne conçoit d'autre ennemi que l' "immoral"; ce qui n'est pas bien est "mal" et, par conséquent, réprouvé, odieux, etc. Aussi est-il radicalement incapable de comprendre l'égoïste."
En revanche, un rapprochement plus judicieux est possible, il se situe entre l'homme hobbesien et l'égoïste, car il est permis de penser que dans le monde de Stirner l'homme est un loup pour l'homme , la liberté du Moi s'étendant jusqu'où s'étend sa puissance, ce qui pose d'ailleurs le problème du caractère invivable du monde stirnerien, que nous aborderons dans la suite de ce travail.
En effet de ce mode de vie égoïste découle une conception égoïste découle un total antagonisme de Moi et d'autrui, l'autre étant soit un obstacle dans la mesure où sa puissance s'oppose à la mienne, soit un moyen d'accéder à mes fins lorsque mes objectifs concordant avec les siens, ils sont plus faciles à réaliser dans le cadre de ce que Stirner appelle l'association d'égoïstes. Cette association est avant tout réunion d'intérêts personnels convergents :
"Alors pourront se conclure des alliances entre individus, des associations égoïstes, qui auront pour effet de multiplier les moyens d'action de chacun et d'affermir sa propriété sans cesse menacée."
Ainsi la pensée de Stirner est la revendication d'un individualisme total pour lequel il n'y a pas d'autre valeur que Moi. Avec cette pensée Stirner veut avant tout détruire l'idéalisme et l'esprit théologique de Hegel.
Moi est totalement souverain, il ne doit être le serviteur d'aucune puissance supérieure, que ce soit l'état, la société ou l'humanité, ou d'autres puissances telles que l'esprit, la vérité ou l'objet. Pour Stirner, l'esprit est mon esprit, la vérité est ma vérité qui est ma créature et l'objet est mon objet.
Sous certains aspects cette pensée peut donc apparaître comme une certaine forme de cynisme, mais dans ce cas le terme doit être pris au sens où l'entendaient les anciens, nullement au sens moderne, car l'égoïste est avant tout un sujet qui refuse toute forme de conformisme social et qui réclame le droit d'exister de manière autonome en affirmant sa différence.
2 L'individualisme de Stirner est-il une négation de la vie sociale ?
2.1 Critique de Marx à Stirner
La critique adressée par Marx à Stirner part de la grande erreur de ce dernier qui nous parle d'un individu finalement abstrait puisque coupé de toute réalité sociale. Pour Stirner la société est un fantôme qui existe en dehors et au dessus des individus.
Mais peut-on raisonnablement parler de l'individu humain en faisant totalement abstraction de sa nature sociale telle que nous la décrit Marx dans l'idéologie allemande :
"Les individus sont toujours et en toutes circonstances partis d'eux-mêmes , mais ils n'étaient pas uniques au sens qu'ils ne pouvaient se passer d'avoir des relations entre eux ; au contraire leurs besoins, leur nature par conséquent, et la manière de les satisfaire, les rendaient dépendants les uns des autres (rapport des sexes, échange, division du travail) ; aussi était-il inévitable que des rapports s'établissent entre eux."[6]
Et il est certain que l'individu humain ne peut se suffire à lui-même, que ce soit dans le domaine de la production et des échanges de biens matériels ou dans celui de la communication nécessaire à l'épanouissement de chacun.
Cette erreur de Stirner provient de ce qu'il fonde sa pensée sur le principe du néant créateur , le Moi serait selon lui issu du néant, il se serait créé lui-même. Pourtant cette thèse paraît être aujourd'hui impensable, les découvertes des sciences humaines (sociologie et psychologie principalement) mettent en évidence l'importance de l'environnement social sur le développement individuel. D'ailleurs Marx présentant ces progrès avait remis en cause de manière rédhibitoire cette thèse de Stirner :
"Il s'avère, il est vrai, que le développement d'un individu est conditionné par le développement de tous les autres, avec qui il se trouve en relation directe ou indirecte ; de même, les différentes générations d'individus, entre lesquelles des rapports se sont établis, ont ceci de commun que les générations postérieures sont conditionnées dans leur existence physique par celles qui les ont précédées, reçoivent d'elles les forces productives que celles-ci ont accumulées et leurs formes d'échanges, ce qui conditionne la structure des rapports qui s'établissent entre les générations actuelles."[7]
Cette citation nous montre bien le lien qui unit un individu, sa société et son histoire.
Mais si la critique de Marx à l'égard des principes Stirner est fondée, les conclusions qu'il en tire sont en revanche contestables et n'infirment pas totalement la pensée de Stirner.
S'il peut paraître évident que l'individu ne provient pas du néant et qu'il a une nature sociale, en quoi cela retire-t-il toute légitimité à la prétention de chaque individu à l'autonomie face à l'état et la société. Autonomie que ne semble pas réaliser l'idéal communiste proposé par Marx :
"Au sein de la société communiste, la seule où le développement original et libre des individus n'est pas une phrase creuse, ce développement est conditionné précisément par l'interdépendance des individus, interdépendance constituée pour une part par les prémisses économiques, pour une part par la solidarité indispensable du libre développement de tous, et enfin par la forme universelle de l'activité des individus sur la base des forces productives existantes. Il s'agit donc ici d'individus parvenus à un niveau déterminé de développement historique, et en aucun cas d'individus imaginés arbitrairement, pris au hasard en ayant fait aussi abstraction de l'indispensable révolution communiste qui est elle-même une condition commune de leur libre développement. La conscience que les individus auront de leurs relations réciproques aura, elle aussi, un caractère tout différent et donc sera aussi éloignée du "principe d'amour" que du dévouement ou de l'égoïsme."[8]
S'il est bien entendu que le communisme de Marx ne correspond pas à la conception morale du communisme que critique Stirner, il n'en est pas moins vrai que la critique que fait Stirner au communisme reste valable, dans la mesure où il accuse le communisme d'aboutir à la domination de la société sur l'individu.
Tout d'abord, que l'individu soit le fruit de la société ne le rend pas totalement dépendant de celle-ci dans son existence, il peut très bien comme l'enfant qui quitte sa famille, prendre son autonomie tout en continuant à faire partie de celle-ci et en ayant des rapports avec les membres la constituant. Et l'on peut penser que si la conception de l'individu chez Stirner est excessive, la conception marxiste de la société l'est tout autant, dans la mesure où si Stirner nie la société et considère autrui comme un moyen, Marx quant à lui a tendance à dériver vers une conception de la société qui serait une fin en soi. Or, ne devons-nous pas faire la différence entre la société et la vie en société, la société en elle-même n'est pas une fin, mais la vie en société est un moyen pour chaque individu de s'épanouir ; de même qu'autrui n'est ni une fin en soi, ni un moyen, mais une donnée que je dois prendre en compte pour construire mon existence, ce n'est pas autrui en lui-même qui est un moyen, mais les rapports que j'établis avec autrui.
De plus, nous pouvons adresser à Marx la critique de Stirner envers les hegeliens de gauche, c'est-à-dire d'emprisonner les individus dans un genre en leur retirant toutes leurs particularités. Ainsi nous pouvons considérer que Marx ne voit en l'homme qu'un travailleur et dans la société que des rapports de production, niant par là le fait que l'homme soit également un être de désir. Certes, ses désirs sont peut être déterminés, au moins partiellement, par son environnement social, mais leur satisfaction n'en est pas moins individuelle et c'est grâce à eux que l'individu marque ses particularités en se démarquant du reste des autres hommes.
De plus si on ne peut nier l'importance des rapports de production entre les hommes, il existe également des rapports affectifs qui sont, quant à eux, beaucoup plus fluctuants puisqu'en rapport avec le désir.
Ainsi peut-on critiquer Marx quand il ne voit chez les individus que des besoins les rendant dépendants les uns des autres et qu'il ne remarque pas l'existence de leurs désirs et de leur aspiration à la jouissance personnelle.
2.2 Moi chez Stirner et la théorie de la reconnaissance de Sartre
En un certain sens la théorie de la reconnaissance dans la philosophie Sartrienne remet en cause la conception d'autrui chez Stirner, dans la mesure où selon Sartre l'autre est la condition nécessaire de mon existence, de la conscience que j'ai de moi-même.
Ainsi le passage traitant de la honte dans L'être et le néant montre bien l'importance du regard d'autrui dans la conscience que j'ai de la réalité de mon être, je ne prend conscience de moi-même que par le regard qu'autrui porte sur moi. Ce que Sartre exprime ainsi :
"J'ai découvert par la honte un aspect de mon être."[9]
Par le regard d'autrui je m'objective, autrui me regarde comme un objet, je me regarde comme autrui me voit et par là même je prends conscience de moi :
"Ainsi la honte est honte de soi devant autrui ces deux structures sont inséparables. Mais du même coup, j'ai besoin d'autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le Pour-soi renvoie au Pour-autrui."[10]
Avec cette théorie Sartre marque bien la nécessité de l'existence d'autrui pour mon existence. Ainsi l'antagonisme qui marque mes relations avec autrui chez Stirner peut être néfaste à la conscience que j'ai de ma propre existence, l'existence d'autrui est le pendant de mon existence, ils ne peuvent donc exister l'un sans l'autre. Autrui n'est donc pas comme le pense Stirner mon ennemi, il est le miroir dans lequel je m'observe, sans autrui je ne suis rien, je n'existe pas puisque je n'ai pas conscience de moi.
2.3 Que nous reste-t-il de l'égoïsme stirnerien ?
Il est clair, eu égard aux réserves précédemment exprimées, que la pensée de Stirner ne peut être suivie à la lettre, qu'elle n'est plus pensable aujourd'hui sous sa forme initiale, cependant comme cela a été souligné au début de cette étude, Stirner doit être avant tout considéré comme un moraliste plus que comme un théoricien politique, de son oeuvre se dégage plus une éthique qu'un modèle de société.
Ce que nous dit Stirner c'est tout d'abord de prendre garde à ne pas nous laisser dominer par des forces que nous créons et qui peuvent se retourner contre nous. Chaque individu doit conserve son autonomie, certes l'égoïsme doit être plus nuancé ; la vie en société étant nécessaire à l'épanouissement de l'individu, elle implique un respect nécessaire envers l'autre, un équilibre entre les différentes individualités, un accord tacite entre les individus qui fasse que chaque Moi n'empiète pas sur le terrain de l'autre. Ainsi chaque homme n'aura pas à vivre pour la société et à se devoir aux autres, il vivra dans la société, pour lui et avec les autres.
La leçon que nous pouvons tirer de Stirner, c'est qu'il doit exister une harmonie entre l'individu et la société et que tout deux se complètent. D'ailleurs l'associationisme stirnerien ne pourrait-il pas être à la base d'un véritable libéralisme économique différent d'un capitalisme sauvage dans lequel l'individu est souvent écrasé par la puissance de l'argent (un autre fantôme que pourrait dénoncer Stirner) et de structures industrielles tout aussi tentaculaires que peut l'être l'état. Cette associationisme pourrait donner lieu à une organisation de la production fondée sur une libre association de propriétaires producteurs.
N'y aurait-il pas là une piste à exploiter pour sortir de l'opposition devenue stérile entre socialisme et capitalisme, le socialisme ayant parfois tendance (bien qu'étant beaucoup plus respectueux des libertés individuelles) à privilégier comme l'a fait le communisme la domination de la société abstraite et de l'état sur l'individu :
"Selon les Communistes, la communauté doit être propriétaire. C'est au contraire Moi qui suis propriétaire et je ne fais que m'entendre avec d'autres au sujet de ma propriété."[11]
Cependant pour que de tels principes puissent réellement fonctionner il faut à la fois que la société facilite pour chacun la liberté d'entreprendre et ne le prive pas des moyens matériels de le faire et que chacun soit conscient du fait qu'il est responsable de sa propre existence et soit animé par le désir de valoriser ses qualités personnelles.
Conclusion
Stirner reste donc très actuel, car bien qu'étant sur certains points dépassé, il reste le défenseur de la valeur suprême de l'individu sur la société, conformément au principe selon lequel ce n'est pas à l'individu de se soumettre aveuglément à la société, mais à la société d'être organisée dans l'intérêt de chaque individu sans jamais empiéter sur sa liberté.
Sa pensée nous permet donc de résister au conformisme que nous impose les sociétés de masse dans lesquelles nous vivons, sa pensée est donc une arme contre toute forme de totalitarisme, qu'il s'agisse du totalitarisme brutal et violent auquel à donner lieu le communisme jusqu'à la fin du XX^ siècle, ou qu'il s'agisse d'un totalitarisme plus soft se manifestant sous la forme du politiquement correct tel que nous le subissons aujourd'hui.
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Réfutation de l'idéalisme chez Stirner
"Je n'ai basé ma cause sur rien"
Tel est le point de départ de L'unique et sa propriété, manifeste de l'égoïsme, de l'individualisme inconditionnel.
La thèse sur laquelle se fonde Stirner pour étayer sa pensée est que l'individu part du néant pour se créer indépendamment du reste du monde (ex nihilo). Il en déduit qu'il ne doit rien à personne, que le monde dans lequel il a été en quelque sorte transplanté lui appartient et qu'il a sur lui des droits en raison de son existence unique et incomparable.
L'égoïsme sera donc sa loi, d'ailleurs n'est-elle pas la loi de toute chose ici-bas, tout n'existe qu'en vue d'assurer en dernière instance son bien propre, de répondre à son seul intérêt.
Selon Stirner, il en va de même pour le peuple, Dieu, la vérité, la liberté, le prince, la patrie, etc.
Ces chose n'existent ou nous donne l'illusion d'exister qu'en vue de leur bien propre ou de celui de ceux qui nous font croire en leur existence, pourquoi n'en ferai-je pas autant ?
Le but de Stirner va donc être de montrer que ces choses pour lesquelles nous vivons, ces valeurs que nous défendons croyant défendre par là notre propre intérêt ne sont que des leurres, de pures abstractions qui détournent notre énergie de son seul but, la satisfaction de l'intérêt de chacun d'entre nous. La seule réalité pour Moi, ici-bas, c'est Moi et toutes mes actions n'ont qu'un seul but, ma satisfaction personnelle.
Le premier chapitre de L'unique et sa propriété aura pour but de montrer que tout itinéraire idéologique, qu'il soit individuel ou culturel mène nécessairement à l'égoïsme, qui est la seule éthique possible pour se réaliser et s'épanouir.
Cet itinéraire se divise en trois grandes phases : le réalisme, l'idéalisme et enfin l'égoïsme.
Pour mettre en évidence ces trois grandes phases de l'histoire idéologique Stirner utilise la métaphore de l'existence humaine les mettant en parallèle avec les trois âges de la vie que sont l'enfance, l'adolescence et l'âge adulte.
Le réalisme correspond pour Stirner à la situation de l'individu prisonnier des choses matérielles, situation proche de l'aliénation de l'homme dans la nature dont parle Hegel. Cette situation est illustré par l'image de l'enfant qui se trouve désemparé dans un monde qu'il ne connaît pas et qu'il ne peut donc maîtriser. Cette idée contient implicitement celle selon laquelle tout rapport entre l'individu et le monde extérieur est un rapport de force, que ce soit vis à vis des choses ou vis à vis de ses semblables.
D'ailleurs le chapitre intitulé Une vie d'homme ne commence-t-il pas ainsi :
"Dès l'instant où il ouvre les yeux à la lumière, l'homme cherche à se dégager et à se conquérir au milieu du chaos où il roule confondu avec le reste du monde. Mais tout ce que touche l'enfant se rebelle contre ses tentatives et affirme son indépendance. Chacun faisant de soi le centre et se heurtant de toutes parts à la même prétention chez tous les autres, le conflit, la lutte pour l'autonomie et la suprématie est inévitable."
Et c'est de ce rapport de force, de cette inadaptation de l'homme à la nature que va naître l'idéalisme qui donnera à l'homme des réponses, qui lui permettra de créer en son esprit un monde qui lui convient, auquel il peut répondre et qu'il a l'impression de comprendre. Cette phase correspond à l'adolescence qui est pour Stirner l'âge durant lequel se forment les idées dans l'esprit humain, idées donnant l'impression d'un monde rationnel puisqu'en accord avec nos structures intellectuelles, puisque dépassant les chose pour en donner des représentations :
"...,tandis que l'enfant, qui ne se sentait pas encore Esprit, demeurait confiné dans la lettre des livres entre lesquels il grandissait. Le jeune homme ne s'attache plus aux choses, mais cherche à saisir les pensées que ces choses recèlent ; ainsi, par exemple, il cesse d'accumuler pêle-mêle dans sa tête les faits et les dates de l'histoire, pour s'efforcer d'en pénétrer l'esprit ; l'enfant, au contraire, s'il peut, bien comprendre l'enchaînement des faits, est incapable d'en dégager les idées, l'esprit ; aussi entasse-t-il les connaissances qu'il acquiert sans suivre de plan a priori, sans s'astreindre à une méthode théorique, bref, sans poursuivre d'Idées."[12]
En voulant se dégager du monde naturel dans lequel il se trouve prisonnier, l'homme prend conscience de son esprit et de sa puissance à dépasser la simple représentation d'une chose pour aller derrière les choses essayant d'en découvrir la véritable nature.
Mais par cette démarche l'homme qui était enfermé dans la nature , va tomber sous le joug de l'esprit qui lui dictera sa conduite et le fera s'éloigner de la nature, du monde des choses pour un monde supérieur, un monde d'idées.
Et c'est l'esprit qui est la source de notre propension à être dominé par une puissance supérieur, nous donnant la clé de certains mystères qui nous liaient aux choses, il nous a conduit au-delà de ces choses pour s'universaliser et s'imposer en tant que divinité :
"L'Esprit est le premier aspect sous lequel se révèle à nous notre être intime, le premier nom sous lequel nous divinisons le divin, c'est-à-dire l'objet de nos inquiétudes, le fantôme, la "puissance supérieure"."[13]
Cette puissance supérieure de l'Esprit s'instaure au fur et à mesure qu'il prend son autonomie, qu'il crée des pensées de plus en plus abstraites pour en arriver à penser des concepts sans objet, tel Dieu, la liberté, la vérité.
La tâche que veut accomplir Stirner va être de redescendre de ce qu'il appelle ces pensées pures pour reprendre contact avec le concret, dans toute son aridité, mais aussi dans toute sa richesse et toute sa diversité.
Ce retour au concret va être pour Stirner le sommet de la libération pour chaque homme.
Une fois libéré de la nature, l'homme s'aliène par l'esprit et les idées pures, mais une fois celles-ci détruites, que reste-t-il ? Moi et le monde qui m'entoure, monde que je peux maîtriser puisque je sais qu'il n'y a rien derrière les choses . Ainsi c'est une fois l'idéalisme rejeté que j'acquiers toute mon autonomie, prenant ainsi conscience que je suis le seul qui puisse agir sur ma volonté puisqu'aucun Dieu, aucune puissance supérieure n'a pu prendre pied en mon esprit.
Ce stade qui dépasse l'idéalisme aboutit à l'égoïsme, à une vision existentielle des choses, qui n'accorde de réalité qu'à ce que je peux connaître à partir de mon existence et de ce qu'elle intègre en elle à partir de ce qui l'entoure.
Cet égoïsme est aussi, en un certain sens, un égocentrisme, dans la mesure où il se fonde sur le principe que ma propre existence est le fondement de tout ce qui existe dans le monde qui est le mien. Je peux donc, étant la condition de l'existence des choses, avoir des droits sur elles et les considérer comme ma propriété, agir sur elles pour aboutir à mes fins, qui sont les fins de ce monde qui n'existe que pour moi.
En parvenant à cette phase je serai devenu adulte, c'est-à-dire un être indépendant :
"L'enfant était réaliste, embarrassé par les choses de ce monde jusqu'à ce qu'il parvînt peu à peu à pénétrer derrière elles. Le jeune homme est idéaliste tout occupé de ses pensées, jusqu'au jour où il devient homme fait, homme égoïste qui ne poursuit à travers les choses et les pensées que la joie de son coeur, et met au-dessus de tout son intérêt personnel."[14]
L'anti-idéalisme de Stirner s'oppose donc, dans une certaine mesure, au schéma du christianisme, ou d'une certaine conception de celui-ci, qui place une puissance supérieure au-dessus du monde et qui fait agir les hommes au nom de celle-ci.
Cette puissance peut ensuite prendre d'autres noms et d'autres formes que Dieu, elle peut même en apparence lui être opposée (mais le schéma reste le même). Mais ce qui la caractérise c'est qu'elle est toujours une Idée, une abstraction, ce que Stirner appelle un fantôme .
En conséquence, si l'individualisme de Stirner est aussi un anarchisme, c'est qu'il se manifeste par cette lutte contre toute forme de domination et toute forme d'aliénation.
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Stirner et Freud
L'éthique stirnerienne, si elle peut paraître séduisante et pleine d'enseignements, n'en est pas moins impraticable si l'on veut l'appliquer à la lettre. Vivre selon de tels principes conduirait nécessairement à un échec dans la mesure ou le Moi trouverait face à lui la réalité sociale et matérielle qu'il ne pourrait percevoir que comme un obstacle.
Il est d'ailleurs possible de faire un parallèle entre ce que Stirner appelle Ma jouissance de Moi , mon bon plaisir et l'instinct de mort (Thanatos) qui est pour Freud l'un des deux instincts, avec Éros, qui régissent la vie humaine.
On peut, en effet, comparer l'égoïste stirnerien avec l'homme qui ne vit que conformément au principe de plaisir pour satisfaire Thanatos.
Ce principe de plaisir Freud le divise en deux tendances, la première ayant pour but d'éviter la souffrance et la seconde de rechercher la jouissance. L'égoïste est dominé par cette seconde tendance, il considère ce qui l'entoure comme sa propriété, se donnant ainsi le droit d'en user à sa guise par tous les moyens que lui confère sa puissance :
"Ce que me permet ma puissance, personne d'autre n'a besoin de me le permettre ; elle me donne la seule autorisation qu'il me faille. Le droit est une marotte dont nous a gratifiés un fantôme ; la force, c'est moi-même, moi qui suis puissant, qui suis possesseur de la puissance."[15]
Imaginer une société dans la quelle chacun agirait selon ces principes, c'est imaginer un monde dans lequel l'homme serait un loup pour l'homme comme c'est le cas dans l'état de nature décrit par Hobbes.
Cette situation est pour Freud celle de l'homme primitif, situation peu enviable à long terme que seul Éros et son pouvoir civilisateur peut équilibrer et rendre supportable :
"Si la civilisation impose d'aussi lourds sacrifices, non seulement à la sexualité mais encore à l'agressivité, nous comprenons mieux qu'il soit si difficile à l'homme d'y trouver son bonheur. En ce sens, l'homme primitif avait en fait la part belle puisqu'il ne connaissait aucune restriction à ses instincts. En revanche, sa certitude de jouir longtemps d'un tel bonheur était très minime. L'homme civilisé a fait l'échange d'une part de bonheur possible contre une part de sécurité."[16]
Freud nous dit ici que si, en effet,la société exerce sur l'individu une pression pouvant être source de souffrance, elle lui permet également de vivre en sécurité, ce qui était impossible à l'homme primitif, qui jouissait d'une liberté fragile, menacée par ses semblables dont les actions étaient régies par le même instinct agressif dont il pouvait être la victime.
Cette situation est comparable à celle de l'égoïste et nous pouvons nous demander, comment il se fait qu'un esprit comme celui de Stirner, qui a pour volonté d'adhérer le plus possible au concret, ait produit un éthique aussi peu praticable.
Stirner ne se serait-il pas lui aussi laissé prendre au piège de l'idéalisme en voulant le combattre ?
[1] Source : http://edelassus.free.fr/histoirephilo/stirner/stirner.html
[2] Henry Arvon, Aux sources de l'existentialisme, Max Stirner, collection Epiméthée , Paris, Presses Universitaires de France, 1954.
[3] Henry Arvon, article Max Stirner, Encyclopædia Universalis.
[4] Max Stirner (1845), L'unique et sa propriété, p. 70.
[5] Henry Arvon, L'anarchisme, collection Que sais-je ' n° 479, P.U.F., 1951
[6] Marx & Engels, L'idéologie allemande, Le concile de Leipzig, Éditions Sociales, p. 444
[7] Ibid.
[8] Ibid, p. 445.
[9] Jean Paul Sartre, L'être et le néant, p. 265, Tel, Gallimard.
[10] Ibid, pp.266, 267.
[11] Max Stirner (1845), L'unique et sa propriété, p. 242.
[12] Max Stirner (1845), L'unique et sa propriété, p. 27.
[13] Ibid, p. 26.
[14] Ibid, p. 30.
[15] Ibid, p. 202.
[16] S. Freud, Malaise dans la civilisation, Chapitre V, p. 69, Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F.
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