Alain Hobé, Étoiles ennemies, L'Arachnoïde, 140 p.
Un homme, une femme, la nuit. Il la quitte sans plus ni moins de raison qu'il n'en faut pour disparaitre. Il part et pourtant ne part pas. Sur le point de se perdre alors qu'à peine la porte se referme, il est dans ses atermoients porté à la stupeur. Il ne lui reste dans la nuit que la recherche entêtée d'un dénouement.
Le récit délité d'un départ pour rien, celui d'un individu au prise avec un monde sans conquête à venir.
Dans " Étoiles ennemies ", premier livre très épuré, Alain Hobé projette le lecteur au coeur de l'abîme impersonnel et statique d'une séparation amoureuse.
Tout commence de façon syncopée et minimale avec un énoncé-couperet dont l'apparente clôture du sens déconcerte, voire interdit : " Nous ne sommes pas au monde. " Ce trognon de parole recense le défaut d'un être au monde, à l'Autre, qu'un impossible à dire condamne au silence vespéral. Puis le récit bascule sans coup férir du " nous " vers un " il " abscons car inassignable. Cet " il " n'est autre qu'un homme à l'identité non définie, mortifié par la honte, qui fuit l'espace par trop confiné et dilatoire de l'étreinte corporelle. Hors le monde et le temps, il sombre dans l'après-coup vertigineux de la séparation, en laissant brusquement celle qu'il aime " nue d'une nudité d'habit qu'aucun corps n'occupe plus. "
Étoiles ennemies d'Alain Hobé (faisant suite à la publication de courts textes dans les revues Lignes et Moriturus) est une première oeuvre résolument marginale et sibylline. Tant par la dimension ouvertement allusive de son contenu que par la sobriété de son écriture déliée, neutre et lancinante. C'est un récit qui offre un découpage narratif quasi cinématographique. Une interminable séquence construite autour de l'obsédante réitération de deux plans qui ne peuvent pas se confondre et se clore. Deux plans discords mettant en scène, d'un côté, le corps d'une femme tapie dans l'obscurité d'une chambre désertée ; de l'autre, le désoeuvrement d'un homme saisi dans le mouvement précipité d'un impossible départ. Ainsi, l'écheveau narratif pérennise la précipitation infernale et crispée d'un homme suspendu qui " ne part pas, ou part de tout son entêtement autant que sont toujours parties les pierres. De leur obstination de pierres, de pierres folles dans leur ruine immobile. "
Des bruits assourdissants, le claquement d'une porte, des froissements d'ailes ou le râle de la mer, accompagnent l'arrachement convulsif au corps de l'Autre de la jouissance. Comme si le vide de l'absence amplifiait ce chaos sonore pour conjurer l'intenable d'une parole sursitaire ou d'un cri réprimé. Un cri qui " ne passe pas l'espace de sa gorge malgré sa bouche ouverte. " Tronc " raidi dans un catimini d'errance ", l'homme fragile et nu, " dont le sexe offre à voir la pâleur de sa chair ", hésite encore à se retourner sur la voix plaintive et pétrifiante de l'aimée, à revenir au lieu même où les amants " ne veulent rien entendre et luttent dans la nuit jusqu'à la délivrance dans la fatigue et l'hébétude ". Proie arpentant l'exiguïté d'une cour enténébrée, il est un corps chu qui, progressivement, se disloque et s'invagine. Mort-né s'agrégeant à la " nuit qui désormais n'est plus la sienne lorsqu'il s'enfonce dans ce qui lui paraît être la nuit de leur séparation, la nuit de la mort qu'ils sont l'un pour l'autre. "
Au moyen d'un phrasé lapidaire et dépouillé qui n'est pas sans rappeler l'esthétique de Maurice Blanchot, Alain Hobé provoque une inquiétante étrangeté qui, loin de rebuter, ravit. D'une certaine manière, Étoiles ennemies figure et accomplit le geste de cet éternel recommencement séparateur qu'est l'écriture, tout en évoquant de façon oblique les malheurs inhérents aux velléités orphiques. " Elle " est une Eurydice sacrifiée que la morsure béante du sexe neutralise et que le verbe poétique absentera. Plus qu'Orphée, l'homme est d'abord ce " suborneur en fuite " qui, pareil à la silhouette du Cri d'Edward Munch, est dans l'en deçà du dicible. Puis il se transforme en " corps aveugle " et impersonnel qui se scinde en deux pour que, peut-être, puissent éclore ces mots qui " restent en lui, dans la lie des aveux refoulés ". Et pour que se profile, au-delà de la perte et du cri, la promesse d'un chant, le livre à venir.
Jérôme Goude - Le Matricule des anges
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