domingo, 16 de março de 2008

" C’est le propre de toutes les institutions : quand elles naissent, elles répondent à un besoin, et puis, elles se sclérosent. (...) "






" C’est le propre de toutes les institutions : quand elles naissent, elles répondent à un besoin, et puis, elles se sclérosent. (...) "

Entretien avec Michel Maffesoli, sociologue. Propos recueillis par Michaela Fiserova.

dimanche 19 février 2006 par Michaela Fiserova, Michel Maffesoli

http://www.sens-public.org/article.php3?id_article=193



Dans cet entretien Michel Maffesoli, sociologue, aborde les valeurs du monde moderne : plaisir, image, initiation, nomadisme. Selon l’auteur, les systèmes et les institutions se sclérosent, et sont condamnés à disparaître afin qu’une culture nouvelle puisse voir le jour. Michel Maffesoli souligne l’importance de l’élan de la vie, du rêve et des formes spontanées de la production culturelle.

Sens Public : En Slovaquie, vous n‘êtes plus un nouveau représentant de la pensée française contemporaine. Vous êtes déjà venu quatre fois à Bratislava présenter plusieurs aspects de votre théorie sociologique, à l’initiative du sociologue slovaque Dilbar Alijevova. Il semble que votre pensée soit très inspirante pour les pays postcommunistes. Est-ce que ces pays post-communistes sont aussi pour vous une source d’inspiration ?
Michel Maffesoli : C’est difficile de se prononcer d’une manière intéressante et théorique quand on n’y a pas été et quand on n’y a pas vécu. De l’expérience, je peux dire que ces pays me paraissent intéressants comme étant, à bien des égards, le laboratoire de la postmodernité. Peut-être plus rapidement que les pays occidentaux, les pays postcommunistes vont participer aux plaisirs de l’existence pour développer quelque chose comme la valeur de l’esthétique, que les pays modernes ont parfois du mal à intégrer. Ayant été totalement bridés, brimés pendant des longues décennies par l’idéologie prométhéenne du communisme, on peut penser que ça explose. Je ne connais pas assez Bratislava, mais je vois par exemple à Prague que toute la dimension esthétique est une dimension très forte : aussi forte dans la recherche, que dans la vie quotidienne. Je ne veux pas aller plus avant, mais pour les pays postcommunistes, je peux dire qu’ils risquent, en quelque sorte, d’accélérer le mouvement vers la postmodernité.
S.P. : Vous êtes connu pour votre conception originale de la société postmoderne, qui tend à célébrer dans un sens l’effervescence et la dynamique de la vie sociale contemporaine. Celle-ci peut être caractérisée par le reflux des pratiques modernes de discipline et de contrôle. Comment déterminez-vous la durée et les caractéristiques essentielles de cette époque postmoderne ?
M.M. : Je dirais qu’on peut reprendre la grande idée de Michel Foucault. Quand Foucault parle des épistémès, c’est-à-dire des grandes tendances qui caractérisent l’époque, il montre bien qu’il y avait l’épistémè antique, médiévale, de renaissance, et ensuite, l’épistémè moderne, dont il fait l’analyse. Ces époques durent plusieurs siècles, et Foucault montre qu’on assiste actuellement à la fin de l’épistémè moderne et que nous sommes au début de ce qui pourrait être "la postmodernité". De ce qui, faute de mieux, va être appelé "la postmodernité", parce qu’on n’a pas encore de mot pour décrire ce qui est en gestation. Moi, je dirais que c’est à partir des années 1950 que l’on voit émerger une autre conception du monde. Par exemple en architecture, lorsqu'à ce qui est l’esthétique du fonctionnel, du "Bauhaus", va succéder le postmodernisme architectural. La vraie naissance, qui fait un peu choc, est là : c’est "le design". C’est le moment où l'on va en quelque sorte esthétiser l’objet quotidien : la casserole, la machine à laver, etc. Inconsciemment, il y a une autre conception du rapport aux autres qui est en train de s’élaborer. Mais il est difficile de dire combien de temps ça va durer. En tout cas, c’est un processus qui va se faire sur la longue durée. Je pense que c’est un vrai changement qui est en train de s’opérer, ce n’est pas un effet de mode ou de quelques années. Donc, dans les années 50 : émergence. Dans les années 60 : révoltes des jeunes générations, qui sont symptomatiques et qui se développent un peu partout. Et puis, à partir des années 80-90 du 20e siècle : processus d’accélération des valeurs modernes vers les valeurs postmodernes. Quant aux caractéristiques essentielles, je m’en suis expliqué dans beaucoup de mes livres, et il est difficile de les résumer en quelques mots. Pourtant, je dirais l’accent mis sur l’esthétique et sur le présent, l’importance de l’hédonisme et, corrélativement à cela, l’importance du corps, des valeurs de l’imaginaire, et celles de l’aspect ludique de l’existence (le jeu, des valeurs oniriques : le rêve collectif…). Tout un ensemble des choses qui sont, dans le fond, opposées à la grande valeur du travail moderne, à la grande valeur du futur moderne, et à la grande valeur de la raison moderne. Tous ces éléments que j’ai indiqués sont les caractéristiques essentielles, mais chacun mériterait un développement spécifique.
S.P. : En collaboration avec Georges Balandier et Luis-Vincent Thomas, vous avez fondé et vous dirigez le
Centre d’Etudes sur l‘Actuel et le Quotidien (CEAQ), dont le but est de "cesser de haïr le présent". Quels thèmes peut-on imaginer sous ce concept d’actualité et quels sont les problèmes actuels qui méritent l‘attention des sociologues ?
M.M. : Le but de ce Centre sur le Quotidien, quand je l’avais fondé, c’était de rendre attentif au fait qu’il y avait toute une série de domaines et de sujets que la sociologie officielle considérait comme étant peu importants. Je me souviens d’un de mes premiers livres qui s’appelle justement La conquête du présent, où je disais "quand rien n’est important, tout a de l’importance" ; c’est-à-dire que quand il n’y a pas de phénomène politique important, tout a de l’importance. C’était mon intuition et je continue à croire que c’est un peu l’accentuation du quotidien, du présent et de ces choses anodines qui constituent en quelque sorte la vie des sociétés. On peut trouver, d’ailleurs, une inspiration de cette idée-là chez l'historien Braudel. Du point de vue historique, l’Ecole des Annales a rendu attentif à ces petites choses que sont le fait de manger, le fait de s’habiller, le fait d’habiter… on pourrait multiplier les exemples dans ce sens. Je dirais qu’en sociologie, je fais la même chose. On ne va pas se contenter de faire la sociologie du travail, la sociologie de la famille, la sociologie des institutions, la sociologie politique, etc., qui sont manifestement encore des grandes sociologies officielles, mais montrer que ce qui est important, c’est l’image, c’est la télévision, c’est la mode, c’est la promenade, c’est le plaisir, c’est le loisir… Tous ces domaines qui étaient considérés comme secondaires me paraissent essentiels. À cela, je rajouterai un domaine important qui est celui des nouvelles formes de technologies – le téléphone portable, le micro-ordinateur, Internet, etc. – et qui montre que la technique n’est plus quelque chose de séparé, de lointain, mais qu’elle est vécue dans le quotidien. En bref : tout ce qui touche, en effet, ce que l’Ecole de Palo Alto en Californie avait appelé la "proxémie", c’est-à-dire ce qui est de l’ordre du proche et qui me paraît être essentiel. Peut-être, c’est cela : la vraie culture. La culture, ce n’est pas uniquement les œuvres de la culture et pas simplement les musées, la musique de concert, etc., mais c’est la musique de tous les jours, c’est ce que j’ai appelé dans un de mes livres Aux creux des apparences "l’esthétisation de la vie quotidienne". Et je crois que le mot "esthétique" est quand même l’élément essentiel de cet Actuel, de ce Quotidien.
S.P. : Dans l‘ordre de la violence et de l‘agressivité, auxquelles vous avez accordé une grande attention au cours de votre dernière conférence à Bratislava (Du bon usage du mal), ainsi que dans vos livres (par ex. La part du diable), on ne peut éviter l’un des thèmes les plus actuels de nos jours : celui du terrorisme. Comment peut-on expliquer le nombre croissant des attaques terroristes et d’adeptes des groupes qu‘on appelle d‘habitude extrémistes ? Est-ce que vous voyez un lien entre ces formes de violence et la violence totalitaire de l‘époque moderne ?
M.M. : C’est difficile à dire… Il est vrai que chacune de vos questions est intéressante, mais mériterait le développement d’une longue conférence. Alors, très rapidement : oui. Vous avez parlé de la violence totalitaire et, notamment, dans l’un de mes livres qui s’appelle La violence totalitaire j’avais montré que la vraie violence totalitaire, c’était celle de l’Etat, celle qui voulait tout réguler. C’est là où était introduite l’idée d’asepsie, d’aseptisation de la vie sociale. Ca pouvait être le totalitarisme stricto sensu de la domination de l’Union soviétique, ou ça peut être ce qui était appelé le totalitarisme doux des sociétés démocratiques occidentales, où il y avait cette idée de tout gérer, de tout réguler. C’est là où on trouvait chez Michel Foucault l’idée du "panopticum" : tout est sous le regard, dans le fond, des caméras de l’Etat. Alors, mon hypothèse, je l’ai dit dans la Part du Diable par exemple, c’était que, quand on veut tout réguler, cette part maudite, cette part de Diable, ces formes d’agressivité vont prendre des voies détournées et vont revenir d’une manière qui est détournée. Moi, je pense que le terrorisme – pas que le terrorisme, mais aussi le terrorisme – peut être justement une de ces manières de voir revenir d’une manière détournée la violence légitime, l’agressivité légitime. Voilà dans mon sens une explication. La deuxième explication, c’est que les sociétés totalitaires étaient essentiellement des sociétés rationalistes, c’est-à-dire que ce qui était uniquement important, c’était la raison. On tenait comme quantité peu importante la religion et toutes les formes de l’imaginaire. Et très souvent à la base du terrorisme, il y a cet imaginaire : parfois un imaginaire religieux ou d’autres formes de l’imaginaire. Je veux dire un peu ça, qu’on avait, dans le sens psychanalytique du terme, « dénier ». S’il y a une grande dénégation sur la longue durée, ces éléments déniés reviennent d’une manière perverse, et là, d’une manière violente et peu maîtrisable.
S.P. : L‘intégration de l’Europe sous couvert de l‘Union européenne s’accompagne d’une nouvelle unification : il y a des tentatives de créer les nouvelles normes d’une identité européenne unifiée. Les eurosceptiques mettent en garde contre les menaces bureaucratiques. Ne s’agit-il pas de procédés connus, pareils à ceux par lesquels les Etats nationaux ont discipliné, gouverné et imposé des obligations à l’homme ? Une nouvelle menace de la violence totalitaire ne se cache-t-elle pas dans ce processus d‘européisation ?
M.M. : Disons qu’il y a deux conceptions et deux tendances de l’Europe. Il y a celle que vous indiquez et qui est réelle : la tendance à la bureaucratisation. On voit bien comment Bruxelles très souvent succombe à cette bureaucratisation qui fait que, dans le fond, l’Europe ne sera qu’une excroissance de l’Etat-nation. On peut dire que l’aspect totalitaire de la bureaucratie croît d’une manière un peu métastatique, comme un cancer qui se développe. C’est ça, la première conception, et, bien sûr, celle-là est dangereuse. Elle est même mortifère. Mon hypothèse, c’est qu’on peut penser qu’à côté de l’Europe officielle, qui est celle de la bureaucratie, existe une Europe beaucoup plus importante et beaucoup plus intéressante qui est l’Europe culturelle : celle qui était, dans le fond, la vieille Europe au Moyen âge. C’est-à-dire l’Europe où les gens circulaient, où on allait d’une Université à l’autre, où les musiques passaient d’un lieu à l’autre, etc. Mon sentiment à moi, c’est que c’est cette Europe que je dis culturelle qui va se développer, parce que je crois que les jeunes générations sont des générations libertaires, un peu anarchistes, et qu'elles ne sauront pas accepter la domination bureaucratique. Par contre, du point de vue universitaire, il est très intéressant de voir comment se développent les circulations d’étudiants, les programmes Erasmus, etc. Je disais qu’une cure était faite par tel ou tel de mes chercheurs, qui montre comment se font des contacts de groupes musicaux du sud de la France, à Bratislava et à Prague, etc. Moi, je pense qu’il y a actuellement des réseaux, en particulier grâce à Internet, qui représentent la vraie Europe contre l’Europe officielle, contre l’Europe bureaucratique. Et dans ce sens, ce qui est intéressant, c’est la vraie Europe.
S.P. : Quelle valeur accordez-vous aux certitudes sociales courantes à l‘égard des tendances actuelles que vous observez : par exemple au foyer et à la vie familiale dans le contexte du nomadisme, ou bien au patriotisme et nationalisme du point de vue du tribalisme, qui est en train de se répandre dans les sociétés contemporaines ? Considérez-vous ces certitudes sociales comme des vestiges de l‘époque moderne ?
M.M. : Oui, mon sentiment, c’est que la famille, si on prend ce mot, est une institution moderne, qu'elle s’est élaborée là-dessus. Je fais encore référence à Michel Foucault qui montre bien comment s’est élaborée la famille nucléaire, telle que nous la connaissons : un homme, une femme et quelques enfants. De diverses manières, on voit bien comment cette famille nucléaire est en train de cesser. De la même manière, l’Etat-nation s’est élaboré au 19e siècle juste dans les révolutions de 1848, et c’est sous peine d’éveil de nationalisme que s'élabore, en effet, cet Etat-nation. Je dirais que de la même manière, l’Etat-nation est en train de se saturer aussi. L’autre problème, c’est que – si je reprends le mot – quand on passe d’une époque à une autre, d’un épistémè à un autre épistémè, il y a toujours un moment où l’aspect institué des choses tend à continuer, à exister, même s’il n'y a plus de vraie réalité. C’est la différence en sociologie que je fais entre "l’institué" et "l’instituant". Ce qui est institué apaise : ce sont les institutions familiales et nationales, si on prend ces deux exemples. Ces institutions ne sont plus en phase, ne sont plus en accord avec ce que j’appelle "l’instituant", c’est-à-dire ce qu’il y a. On a des moments où il y a un vrai décalage entre ce qui est mort, mais qui existe, et ce qui est vivant et qui pousse. À mon sens, ce qui va se développer, en effet, grâce au nomadisme ou grâce au tribalisme, c’est la fin de la famille et c’est la fin de l’établissement. Mais ça prend toujours du temps pour se manifester.
S.P. : Vous affirmez que c’est justement face à la prospérité et aux nouvelles possibilités de développement technique que s’exprime le besoin d‘immatériel et de "non-ancrage" ; c’est-à-dire des qualités opposées à l‘exigence de domicile fixe comme l’une des devises de l‘époque moderne. Vous mentionnez également l‘attrait de la vie dans les grandes villes comme dans des labyrinthes qui maintiennent ensemble la bipolarité sociale. Est-ce que le nombre croissant des personnes sans domicile fixe, qui habitent les rues et les passages souterrains des grandes villes de nos jours, peut être aussi envisagé comme un signe du nomadisme ? Considérez-vous leur mode de vie comme un problème social qui exige une solution de la part de la société ?
M.M. : Ce ne sont pas essentiellement les personnes sans domicile fixe qui sont le signe de ce nomadisme. Oui, c’est un aspect, qu’on ne peut pas évacuer, mais je ne voudrais pas qu’on réduise le nomadisme à ce phénomène, étant entendu que pour moi, c’est autre chose. C’est en effet le fait de ne pas être assigné à résidence, mais ça veut dire un nomadisme sexuel, un nomadisme idéologique, un nomadisme professionnel, etc. C’est de même le nomadisme touristique ou religieux – ça peut avoir des quantités de formes –, et je crois que dans mon livre Du nomadisme je m’en suis bien expliqué. Le phénomène des personnes sans domicile fixe est un des phénomènes parmi tous ceux-là. Je ne suis pas sûr que ce soit un phénomène qui va se développer ; je ne suis pas assez compétent pour répondre à cette question. De la même manière, je ne pense pas que les sociétés puissent actuellement tout régler comme un problème. Et il n’est pas certain qu’on puisse régler le problème des sans domicile fixe non plus. C’est encore la vieille conception de ce que nous appelions en France l’Etat-Providence, quand on a vécu la prise en charge totale par les institutions étatiques. C’est un problème plus complexe, mais je pense qu’on va trouver des solutions : des nouvelles formes de solidarité et de générosité pour aider, justement, ces personnes sans domicile fixe. Mais au-delà de ces personnes sans domicile fixe, ce qui me paraît beaucoup plus intéressant du point de vue théorique, c’est de voir le fait que la structure même du nomadisme va se généraliser et que les gens mêmes normaux vont avoir plusieurs familles dans une vie, plusieurs professions dans une vie, plusieurs sexes dans une vie, etc., et c’est ce phénomène qui mérite l’intérêt.
S.P. : À la différence de plusieurs théoriciens de la culture, vous ne vous occupez pas de ce qu’on appelle souvent la "haute culture". Ce qui attire votre attention, ce sont plutôt les fêtes populaires, le bricolage, "l‘esthétique quotidienne" des amateurs sans formation professionnelle. Dans le fond, vous tendez à relativiser la valeur d’héritage culturel des oeuvres d‘art et de l‘esthétique officielle. En Slovaquie, par exemple, les théoriciens académiques rejettent le goût des nouveaux riches. Ils affirment que ce goût correspond aux attributs essentiels du kitsch – plaisance explicite, décorativisme démesuré, coloration et brillance forcées, etc. Pourtant, vous n’évoquez pas cette "esthétisation" avec mépris. Est-ce que vous trouvez que celle-ci peut aussi comprendre le kitsch ?
M.M. : En effet, je considère que la culture n’est pas faite seulement des œuvres de la culture que vous appelez "haute culture", c’est-à-dire ce que dans la culture bourgeoise, on avait qualifié de "culture". Moi, je dis que le "bourgeoisisme", c’était aussi bien le socialisme que le capitalisme. Le "bourgeoisisme" avait une certaine conception de la culture qui était la culture classique : c’était le musée, le théâtre, les concerts, etc. Moi, je ne dis pas que cela n’existe pas, je dis qu’à côté il y a, vous avez bien raison, cette idée de bricolage, d’esthétique du quotidien, etc. C’est très important, on fait beaucoup de recherches dans mon Centre là-dessus, qui montrent la multiplication des groupes de musique, la multiplication des groupes de peinture, la multiplication des associations qui vont cultiver le thé et le boire ensemble... on peut trouver des quantités de phénomènes. En France, c’est partout un peu pareil. Mon idée, c’est que, dans le fond, il s’agit de faire de sa vie une œuvre d’art, une espèce de créativité quotidienne. Alors, dans cette perspective-là, le kitsch, bien sûr que ça peut être considéré comme du mauvais goût, vous avez bien dit : beaucoup de couleurs, de décorativisme, etc... mais en même temps, je dirais que c’est une manière de bricoler son existence. Moi, personnellement, chez moi je n’ai pas de kitsch, mais je considère que c’est aussi une manière de manifester cette esthétique dans le quotidien. D’ailleurs, il y de très beaux textes d’Edgar Morin qui montrent bien qu’il n’y a pas une culture noble et une culture du peuple, mais que, dans le fond, le peuple a aussi sa forme de culture. Même si, du point de vue bourgeoisiste, le peuple qui est devenu bourgeois, c’est de la mauvaise culture, du mauvais goût. Pour moi, il n’y a pas de mauvais goût, il y a tout simplement des dé-goûts divers... Donc, si on prend cette idée, il y a des goûts multiples, comme il y a des tribus multiples et des dé-goûts multiples.
S.P. : Le problème de l’esthétisation peut avoir trait au nombre d’images – et surtout de photographies numériques – diffusées aujourd’hui dans tous les domaines du quotidien. Dans le cadre de votre conception, image signifie "mésocosme" : ce que les gens partagent et ce qui les relie véritablement. Comment qualifieriez-vous cette tendance à une "visualisation" photographique de nos jours ?
M.M. : C’est un problème vaste. Dans la tradition culturelle occidentale, il y a ce que Gilbert Durand, qui est quand même l’un des premiers à avoir mis mis l’accent sur l’importance de l’image et de l’imaginaire, avait appelé "iconoclasme". Notre tradition avait "cassé" (c’est-à-dire secondarisé, marginalisé) l’image avec sa source d’une manière religieuse : l’image, c’était la concurrence à Dieu, parce que l’image dans le fond renvoie au corps et pas simplement à l’esprit, pas simplement au cerveau. Moi, je pense qu’il y a actuellement son retour qui est forcené. Si on parle de l’image par le biais d’Internet, de la télévision, de la publicité et de la photographie, je dirais qu’on a là une rébellion de l’imaginaire, une révolte de ce qu’on avait évacué dans la grande tradition culturelle occidentale. C’est pour cette raison que je dis "mésocosme" : dans le sens de ce qui est au milieu, de ce qui permet de relier aux autres et au monde. Et de ce point de vue, je dirais que l’image a de l’importance. D’ailleurs, il est intéressant de voir la multiplicité de gens qui font de la photographie : les amateurs, les professionnels, les jeunes générations. Très empiriquement, je suis frappé de voir le nombre de mes étudiants qui font de la photographie d’une manière très forte, très belle, très intéressante. Moi, je dirais que c’est une manifestation de ce retour de l’image qu’on avait totalement évacuée, en quelque sorte, et qui revient en force, en bombardement d’images. La numérisation participe de l’espèce que j’ai appelé "le réenchantement du monde" : c’est la technique qui va rejouer ce qui était le rôle de l’image dans les sociétés pré-modernes, dans lesquelles on disait "l’icône" et "l’idole" au lieu de dire "l’image". Mais dans le fond, la photographie numérique joue ce rôle de l’icône ou de l’idole, c’est-à-dire de ce autour de quoi on se rassemblait, on s’agrégeait. Actuellement, je dirais que c’est en particulier la numérisation qui permet cette fonction de rassemblement.
S.P. : Vous êtes professeur à la Sorbonne, Université parisienne renommée. Pour conclure, je voudrais connaître votre opinion sur le sens de l’éducation universitaire à notre époque contemporaine, que vous décrivez comme celle du "présentéisme". Quel sens accordez-vous à cette éducation difficile, exigeant beaucoup d‘autodiscipline, dans les temps qui privilégient la vie de l’instant et qui favorisent l’errance, le fortuit, l’orgiastique, et, par la suite, la tendance à renoncer aux institutions établies ?
M.M. : En général, pas uniquement la Sorbonne mais en général, je trouve que les universités ne sont plus en phase avec la réalité sociale, avec le désir des jeunes générations. Dans le fond, l’éducation universitaire s’est considérablement bureaucratisée et elle est devenue une institution morte. Il est intéressant de voir comment, par exemple dans les universités françaises, les étudiants et les professeurs sont évidemment moins importants que les bureaucrates. On a l’impression que ce qui est intéressant, c’est la bureaucratie, et que les étudiants et les professeurs c’est tout à fait secondaire, même superficiel. Or, ce n’est pas la première fois dans l’histoire humaine qu’une institution ne correspond plus à ce pourquoi elle a été élaborée. Donc, c’est très difficile à dire, mais je pense qu’il y aura une crise grave de l’éducation en général, et de l’éducation universitaire en particulier, qu’il y aura, certainement, des expulsions violentes jusqu’à ce qu’on trouve une autre manière d’intégrer les jeunes générations dans la société. Au début, le but des institutions c’était d’intégrer et de permettre qu’il y ait un pont entre la jeunesse et la vie active. Et là, actuellement, les universités remplissent très mal cette fonction de socialisation. Pour tout dire, je considère que c’est peut-être même l’idée de l’éducation qui est une idée saturée. Quand on regarde l’histoire humaine, il y a deux formes de socialisation. Il y a l’éducation à la base d’"educare" qui veut dire "tirer" : c’est exigeant, demandant d'autodiscipline – tout ce que vous avez indiqué – et ça ne me paraît plus correspondre à l’esprit du temps. Et il y a une autre manière de socialiser, c’est l’initiation. Moi, je dirais que c’est l’éducation qui est moderne. L’initiation était pré-moderne et, peut-être, sera post-moderne. Qu’est-ce que l’initiation ? L’initiation, à la différence de l’éducation, ne postule pas qu’il n’y ait rien dans l’esprit de celui qui est en face de moi, de l’auditeur. On postule qu’il y a quelque chose et que je vais accompagner, faire ressortir le trésor, en quelque sorte, de cette personne qui est en face de moi, alors que l’éducation considère qu’il y a un vide que je dois remplir, et ça ne marche plus en raison de cette différentiation : il y a une culture musicale, une culture artistique, une culture existentielle qui ne correspondent plus à la culture officielle... Alors, si je résume, à mon avis : crise de l’éducation en général, et de l’éducation universitaire en particulier. Et puis, on peut espérer, émergence de la structure initiatique qui va prendre au sérieux les cultures spécifiques : musicales, esthétiques, existentielles. L’accent d’initiation est mis sur l’expérience et sur la vie, alors qu’actuellement, l’éducation universitaire méprise l’expérience, méprise la vie. C’est ça qui est le problème grave, mortifère. Prenons le cas de la Révolution russe ou de la Révolution française : au début, c’est une expression du vouloir vivre, se révolter contre de l’oppression. Et puis, ces révolutions, française et russe, vont devenir des formes d’oppression. C’est le propre de toutes les institutions : quand elles naissent, elles répondent à un besoin, et puis, elles se sclérosent. Elles deviennent ce que j’appellerais "mortifères" : elles sont en désaccord, dans le vrai sens du terme. Le passage de la modernité à la postmodernité est là : toutes les institutions modernes au 17e, 18e, 19e et jusqu’aux années 50 du 20e siècle, sont les institutions intéressantes parce qu’elles correspondent, elles sont en accord. Et puis, on voit progressivement qu’il y a un désaccord qui s’installe : éducation dure et longue, les partis politiques qui sont des institutions également dépassées. Pour l'institution familiale, c’est pareil. Et dans cette période intermédiaire, où quelque chose est en train de s’achever – et ce qui est en gestation n’est pas encore arrivé à se formaliser –, c’est typiquement ce qu’on appelle en français le "bouillon de culture" : ça grouille, il y a beaucoup de choses, beaucoup d’expériences, beaucoup d’essais d’une manière inconsciente... Mais moi, mon travail depuis trois décennies, c’est justement de dire attention, dans ce "bouillon de culture", c’est là qu’il y a en gestation les nouvelles formes de vie sociale.

Propos recueillis par Michaela Fiserova.

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